premier novembre, deux heures dix-huit minutes → nenad szchnaper

Il y avait bien une heure qu'elle était là. Deux, possiblement. Billie n'avait aucune notion de temps et, en cet endroit, il en devenait d'autant plus ridicule de vouloir le compter. Elle s'était, encore une fois, assise à même le sol, humant le papier vieilli et l'odeur crématoire de la mort par chaque pore de sa peau. Elle allait même jusqu'à éprouver une forme de familiarité avec le lieu, comme l'on retrouve la demeure familiale après quelques vingts d'une vie sagement adulte. De fait, Billie ressentait une forme relativement complexe de liberté. C'était un coup de dés audacieux quand l'on pensait la réclusion qui, elle-même, la pensait. Elle ne pouvait s'échapper, mais son évasion allait bien au-delà. Il ne s'agissait pas de franchir un grillage barbelé, un mur haut de deux mètres, mais d'effacer l'implacable frustration qui ne cessait jamais de l'habiter de coutume. Effectivement, Billie se sentait bien. Sereine. Et ce n'était pas seulement la conséquence directe du tabac insufflé dans son corps. Là encore, elle fumait. « Oui, je t'emmerde avec indifférence. » Ceci n'était qu'une remarque pour l'indication accrochée au mur. Défense de fumer. Grand bien lui fasse. Le peu de paperasse qui sommeillait ici devait faire peu de cas d'être malheureusement incendié désormais. Peut-être le moindre de ces documents avait-il de l'importance. Et après ? L'esprit de Billie n'effleurait pas l'idée. En revanche, sa perception fût plus implacable pour toute autre chose. « Une cigarette ? » Il allait falloir faire preuve d'à peine plus de discrétion pour ne pas se retrouver un jour sur la croix. En tous les cas, c'était l'avis de la sibylline à l'approche d'une silhouette inconnue, traversée de pénombre.

Nenad errait dans la base sans réellement savoir où se rendre. Lui qui avait décidé au début du jeu de rester solitaire pour mieux régner par la suite, il avait affreusement besoin de compagnie pour se rassurer désormais que la partie semblait avoir véritablement commencé. Bien sûr, le grand brun ne laissait absolument rien paraitre sur ses traits impassibles, et sa blessure de guerre taillée sur la joue ne se plissait pas une seconde sous le poids de l'anxiété. Après avoir pris une "douche" pour se rafraichir et se remettre les idées en place -si l'on pouvait considérer les cabines de l'ancienne caserne comme un lieu approprié pour se laver- il avait décidé de partir à la recherche d'une âme en peine prête à tenir la conversation avec lui. Quitte à n'échanger que des regards, il était parti pour une nuit blanche et il pouvait bien en partager une petite partie avec quelqu'un. Il n'était pas d'un naturel profondément solitaire, sa vie à Tokyo l'avait même rendu plus sociable encore que pendant sa jeunesse. Dans la pénombre ambiante des bâtisses, le New Yorkais parvint à rejoindre une porte qu'il poussa doucement, avec prudence. Il tendit l'oreille et perçut une respiration. Il hésita à faire un pas, et prit finalement son courage à deux mains, souriant à l'entente d'une voix féminine qui semblait divaguer, seule. Il s'avança dans la pièce d'un pas léger, avant de se faire interpeller par la dite voix, lui proposant une cigarette. « Volontiers. » L'autrichien ne pouvait décidément pas refuser cette offre. Il s'approcha de la brune dont il ne connaissait toujours pas le prénom, et vint se saisir de la clope qu'elle lui tendait pour la coincer entre ses lèvres. S'accroupissant, il approcha son visage pour qu'elle l'allume elle-même avec son briquet, esquissant un petit sourire. « Tu ne crains pas de t'isoler seule ici, dans un immeuble désaffecté avec un cadavre de l'autre côté de la paroi? » Demanda-t-il d'une voix douce.

Elle y pensa longuement, mais ce visage lui resta proprement inconnu. Vingt-trois individus différents étaient difficiles à retenir dans le détail, et plus encore lorsqu’on s’appelait Billie Dahl. Elle ne prêtait jamais assez attention aux autres. Certainement trop troublée par un seul, ou par d’autres évènements autrement plus essentiels à son goût. Même lorsqu’il se dégagea nettement de l’obscurité, le faciès balafré, elle resta tout à fait stoïque, incapable de témoigner comme le souvenir d’une quelque appréciation. Cela étant, c’était très souvent le cas. « Tu ne crains pas de t'isoler seule ici, dans un immeuble désaffecté avec un cadavre de l'autre côté de la paroi ? » Tranquille dans la réclusion de son être, elle lui sourit comme l’on sourit à un enfant aux remarques bien naïves. Ce ne pouvait pas être décemment sa pensée, mais l’idée fût bien là. Non, elle ne craignait la solitude ni ici ni nulle part. « Pour quoi faire ? alla-t-elle jusqu’à répondre. » Billie n’avait décidément pas assez d’énergie à consacrer à une pareille entreprise. Mieux valait fumer sereinement dans ce boudoir inattendu. D’ailleurs, il s’y sentait étrangement bien, à peine dérangée par la présence du jeune homme. Elle lui avait très volontiers offert une cigarette, lui avait confié l’hospitalité du feu et aurait pu rester dans le silence le plus complet pendant deux éternités. « C’est un peu puéril d’avoir peur, brisa-t-elle le silence, cependant. » La phrase exacte se limitait à c’est puéril d’avoir peur, mais son cerveau avait choisi, indépendamment de son libre-arbitre, qu’il fallait une mesure à pareille affirmation. Qu’importe. Oui, elle trouvait cela bien puéril. « Des morts, il y en a partout. Tout le temps. A deux pas de chez toi - dans le cimetière, dans la cave de ton voisin - sa femme, au comptoir d‘un bar dégueulasse - un ivrogne. Il n’y a que ça, de la mort. Il n’y a qu’à gratter. » Ce que l‘instigateur de tout cela avait joyeusement fait. Aux yeux de Billie, ce il n‘avait fait qu‘exposer une existence constamment en présence. D‘une certaine façon, elle voyait ça comme un art. Pourquoi dissimuler une collection quand on peut l’exposer en galerie ?